dimanche 2 mai 2010

L'Être Humain Et Le Réverbère

Rocé est un artiste rare. Rare, car ses apparitions publiques sont éparses, et rare, car des artistes de sa qualité ça ne cours pas les rues.

Donc Rocé, nous revient avec son troisième album L’Etre Humain et le Réverbère. Et on doit admettre notre impatience à écouter de nouveau sa prose, riche, subtile, irrévérencieuse et nuancée.

Le dernier album de Rocé date de 2006, une éternité dans la logique du jetable, mais pas pour Identité en Crescendo, dont la richesse réflexive, la pertinence des textes sur des instrumentales jazz continue de tourner fréquemment dans les lecteurs mp3 : Les moments pour se faire un fix de discernement, de stimulation intellectuelle sont légion compte tenu de notre environnement bas du front et bien pensant ! Identité en Crescendo est toujours contemporain et actuel.

Pour l’Être Humain Et Le Réverbère, Rocé laisse de côté ses digressions jazz d’ Identité en Crescendo (On se rappellera la participation d’Archie Shepp) et revient vers un Hip Hop plus classique. A travers un choix de samples originaux et de qualité qui illustre son ouverture d’esprit et sa curiosité -décrit dans le morceau Carnet de Voyage d’Un Être sur Place- Rocé offre des flûtes jazz dissonantes sur une rythmique efficace, une guitare légère sur un beat sombre et des scratchs stressant sur Mon Crâne sur Le Paillasson, ou encore une instru électro précipitée pour l’Objectif.

Pour Rocé l’instrumentale et les paroles sont un tout défendant une même idée. Ils sont complémentaires et forment des morceaux cohérents dont la musique emporte, supporte, appuie les propos.

Sur Identité En Crescendo, Rocé avait pris de la hauteur, s’attaquait à des thèmes englobant l’universel et les poussait dans les recoins de la philosophie : l’identité française sur Je Chante La France ou le poids de l’histoire sur Des Problèmes De Mémoires. Il appelait aussi l’être humain à se défaire de l’influence de son environnement, de sa société (sur Seul par exemple), à s’assumer en tant qu’être multiculturel et unique qu’il résumait sur Le Métèque par :

« Avec ma tête de métèque de juif errant, de musulman

Ma carte d’identité suspecte d’étudiant noir de rappeur blanc

Je commets le délit de faciès à tout lieux et de tout temps

Je sais pas ce que suis au yeux des êtres mais je sais ce que je suis sans»

Sur L’Être Humain Et Le Réverbère, Rocé revient traîner ses savates dans la rue et réintègre l’être humain dans son environnement géographique et social.

Il décrit ainsi avec finesse l’enfermement que représente la ville (Mon Crâne Sur Le Paillasson, L’Être Humain Et Le Réverbère) : le cloisonnement psychologique induit, car « La crasse contamine l’innocence de (nos) tréfonds », ainsi que l’horizon bouché qu’elle représente puisqu’entre L’Etre Humain et le Réverbère « le point commun le vrai, c’est l’étroitesse du destin ».

(le clip vaut le coup d'oeil rien que pour le plan des affiches de Sonny Rollins et d'Elton John...)

Rocé retrouve aussi l’exercice de la chronique de société. Il raconte des histoires d’individus pour décortiquer l’influence de la société du spectacle et de la médiatisation (L’Objectif) ou « exister c’est exister pixéliser » quitte à se coincer entre « Statut et Liberté », ou pour mettre en perspective le principe de la concurrence démontrant par des petites histoires que « les petits employés pleins d’étincelles sont souvent plus démentiels que les règles elles-mêmes » sur De Pauvres Petits Bourreaux, bousculant les idées toutes faites et montrant les victimes comme leur propre bourreau.

Ainsi, comme il le résume dans « Si Peu Comprenne », Rocé est là pour bousculer les idées reçues et il préfère prendre les « élites à leur jeux et prendre leur vocabulaire » pour mettre à l’honneur la dialectique et le doute (Des Questions à Vos Réponses) la culture et la curiosité déplorant qu’il n’y a « personne à Hypokhâgne, tous à Bercy et au Stade »...

Rocé n’a pas peur non plus de bousculer son propre auditoire, et au lieu de prêcher le convaincu il préfère le pousser, le faire vaciller de sa bien pensance.

On le retrouve tout de même dans des thématiques plus universelles : égratignant le concept de tribu dans Le Savoir En Kimono déplorant qu’ « on ne porte de nos héros que la couleur du Kimono » et rappelant qu’ « avoir le Nunchaku de Bruce Ne te donne pas la Technique », ou mettant à mal le civilisé en reprenant Les Singes de Jacques Brel.

Ainsi, L’Être Humain Et Le Réverbère est un disque à la musique inspirée et au texte profond, porté par un flow précis et qui a encore gagné en poésie. Rocé conforte qu’il est un auteur de fond, et prouve plus encore son habilité à manier la langue française avec un sens de la poésie des plus affirmés. Et on ne peut que le remercier de nous insuffler de la réflexion sur de la musique de qualité et de nous faire jubiler à voir notre langue ainsi jouer.


L'Être Humain Et Le Réverbère de Rocé chez Big Cheese Records